Les Passants (2)


Je suis contre le mur, contre les visites guidées. Je me fonds dans la masse, formes et couleurs légèrement malmenées. Allez, un dernier effort ; rester tonique, dégager la vitalité. Je me stimule. Je n'ai jamais été aussi au point. Ça m'inspire de belles choses. J'ai envie d'affirmer ma subjectivité. Un bref coup d'oeil à gauche ; le même vieux lascar que jeudi dernier. Que cherche-t-il ici ? Il lance : "Ici ça manque d'équilibre". Le groupe s'agite. Je suis préparée quoi qu'il arrive, je me plais. Je suis une personnalité hors normes, absolument, résolument extraordinaire. C'est pratique lorsqu'on passe beaucoup de temps avec soi-même. Belle force vitale dans ce regard.

Il me fixe : "Libérer la couleur ! Retrouver les sensations premières !" Personnellement, je me voyais plus éclatée, moins étincelante, plus terrienne et viscérale. Qu'importe, je suis condamnée à rester telle que j'étais. "Considérons ces dégradés de jaune...trop décoratif". Il fait une pirouette et s'en va. J'essaie de saisir les mouvements disparates du groupe qui redémarre.

Je me décompose et rougis. C'est un mauvais pitch de la part de l'artiste. Moi, j'aurais fait tout cela différemment. À vos marques... créez ! Certains voudraient me croire facile, mais je ne suis point une éclectique. Connaître ses classiques, ensuite travailler sur des bases solides. Tout boucler de façon providentielle, c'est extra - chic. Si j'étais artiste j'aurais pu récupérer ces motifs discordants et les disposer en mosaïque monochrome. Là, les gens auraient été contents.

Souvenir d'un épisode au MoMA. Il s'agissait d'une rencontre. Elle s'est hasardée à considérer les choses, sens dessus dessous. On m'a longuement expliqué après coup que ça faisait partie de la programmation. Je n'étais pas contre. Depuis, je suis en dialogue incessant avec mes compagnes de voyage muséal. Je suis jeune et vitale.

Parfois je me perds parmi les autres, parfois je flotte dans le milieu auquel j'appartiens. On est comme une grande famille, je veux dire au sens large, comme si on était d'une même culture. Mine songeuse du bon vieux temps, je réfléchis à ma condition. C'est un écho des conventions d'antan. Si on pouvait juste me désenclaver. Je pousse un cri d'angoisse pour rompre le flot de sensations purement rétiniennes. C'est un tour de force entièrement virtuel.

J'ai envie de m'envoler. J'échappe à la pesanteur. Videocam en haut à droite, je suis en direct avec le monde. Ça me donne le temps de laisser l'impression la plus forte. Je ne tiens plus compte de la pesanteur des corps. Je tâtonne. Vigile en puissance, c'est du sur mesure pour ce lieu. Merci d'être enfermée par une société pareille. Terrain vierge entouré de grilles, marquages au sol, plaquettes toujours un peu molles. Je me projette dans l'avenir.

La fatigue se lit dans mes rides, je suis flétrie. Personne n'y échappe, alors pourquoi moi ? Les cures me confèrent un air d'immortelle. Ils abusent. C'est la vie en vraie ça : vieillesse prématurée, la cicatrice émotionnelle, des couleurs plus ternes, une nostalgie médiocre. Ce perpétuel regard des autres, je n'arrive pas à m'en défaire. Je ne tiendrais pas debout et c'est comme ça qu'ils m'aiment. Ô, je suis contemporaine de tant de générations. Il me caresse. C'est interdit et c'est précisément ce qui me fait frissonner. Geste furtif, désir d'éternité. Un vrai plaisir, partager ce bel instant avec vous. "À votre bon coeur messieurs dames".

À gauche ils déglutissent après un long silence. J'attends que viennent la nuit et ses chuchotements. Plus d'apparition/disparition. Juste moi.

/ OM.